Morad (Scred Connexion) : retour sur la carrière d’un pilier du rap français

Le 19 novembre 2023, la scène rap française perdait l’une de ses voix les plus authentiques. Morad, membre emblématique de la Scred Connexion, s’éteignait à l’âge de 46 ans des suites d’une crise cardiaque. Surnommé « Le Survivant », ce rappeur au parcours cabossé incarnait cette génération d’artistes qui ont façonné le rap hexagonal avec une sincérité rare. Son départ brutal nous rappelle l’importance de revenir sur le parcours de cet homme qui, malgré les épreuves, n’a jamais cessé de porter haut les couleurs d’un hip-hop conscient et engagé. Nous vous proposons de redécouvrir l’héritage artistique de celui qui restera comme l’un des piliers du collectif parisien le plus respecté de sa génération.

Les débuts de Morad dans l’univers de la Scred Connexion

L’histoire de Morad se confond avec celle du 18ème arrondissement parisien, plus précisément du quartier de Barbès, véritable berceau de la Scred Connexion. C’est dans ce territoire populaire que naît progressivement, au milieu des années 1990, l’un des collectifs les plus influents du rap français. Initialement, le projet démarre avec le duo formé par Fabe et Koma, qui collaborent dès 1994 et écument les scènes parisiennes ainsi que les freestyles radio.

Morad rejoint cette aventure naissante et devient rapidement un membre fondateur du groupe. Sa présence se matérialise dès 1997 sur « Le Fond et la forme » de Fabe et l’EP de Koma « Époque de fou ». Le nom « Scred Connexion » trouve d’ailleurs son origine dans un morceau de Koma, « scred » étant le verlan de « discret ». Cette appellation reflète parfaitement l’esprit du collectif : rester dans l’ombre tout en marquant profondément la scène rap française.

L’incorporation définitive de Haroun et Mokless vient compléter cette formation qui comptera cinq membres à ses débuts. Morad, avec son visage juvénile mais son parcours déjà marqué par la rue, apporte une dimension particulière au groupe. Il devient cette voix claire et parlée qui saura retranscrire avec une précision chirurgicale la réalité des quartiers populaires parisiens.

Un style authentique au service du rap conscient

Le style de Morad se distingue par une approche artistique unique au sein de la Scred Connexion. Son flow reconnaissable entre mille, caractérisé par une diction claire et une voix posée, contraste avec la technique plus agressive de certains de ses comparses. Cette particularité lui permet de développer un rap proche du naturalisme, où chaque phrase semble directement extraite du quotidien des habitants de Barbès.

Ses textes ciselés abordent sans détour les problèmes de société et les inégalités sociales. Nous retrouvons cette authenticité dès ses premières apparitions, notamment sur l’excellent « Marche ou crève » en 1997 aux côtés de Fabe et Koma. Sur ce titre, Morad ferme la marche avec des rimes précises qui témoignent déjà de sa capacité à transformer l’expérience vécue en poésie urbaine. Son couplet sur « Le Beat qui tue » en 1998, produit par Cutee B, reste un moment d’anthologie où il déclare : « Je suis censé vivre mes meilleures années ».

Cette approche trouve son apogée sur « Avec c’qu’on vit » en collaboration avec Koma en 1999. Le morceau illustre parfaitement sa capacité à immerger l’auditeur dans son univers grâce à des exemples précis sans jamais tomber dans l’anecdote dispensable. La description du quotidien d’un habitant des quartiers du nord de Paris atteint ici une dimension poétique rare, témoignant d’une véritable conscience de soi.

Entre rue et musique : les défis personnels de l’artiste

Le parcours de Morad ne peut être dissocié des épreuves personnelles qui ont jalonné sa vie. Malgré l’obtention de son baccalauréat en 1996, il abandonne rapidement ses études et « enchaîne les mauvaises expériences ». Ses propres mots, livrés dans une interview à BooskaP en 2012, révèlent la dure réalité de son quotidien : « J’ai touché aux drogues dures, la cocaïne, l’héroïne, le crack… Pendant un an, j’ai été en cavale et j’ai passé trois piges au placard, entre 2004 et 2008 ».

Ces difficultés personnelles, loin de l’éloigner de la musique, nourrissent au contraire son art et renforcent l’authenticité de ses textes. Comme il le confie : « Il y avait une grosse mélancolie chez moi à l’âge de 20 ans. Une grosse déception de la vie en général ». Cette sincérité brutale transparaît dans ses morceaux et confère à sa musique une dimension émotionnelle particulière.

Le titre « Engrenage », présent sur la mixtape « Bonjour la France » de Fabe, constitue le témoignage le plus poignant de cette période difficile. Ce morceau révèle sans tabou la face sombre de son quotidien, sans un mot trop haut ni gonflement de muscle inutile. Morad y apparaît repenti et porteur d’espérance : « Je n’étais pas conscient de l’enjeu, j’regrette l’engrenage, les repères, les sages ivres. Pour atteindre la rive, celle qui te délivre, faut tourner la page ! ».

La discographie marquante d’un rappeur engagé

La discographie de Morad témoigne d’une carrière construite autour de participations marquantes plutôt que d’une production solo abondante. Voici un aperçu de ses contributions les plus significatives :

AnnéeProjetTypeStatut
2002Du mal à s’confierAlbum Scred ConnexionParticipation
2008IndomptésMaxi Scred ConnexionParticipation
2009Ni vu… ni connuAlbum Scred ConnexionParticipation
2012Le SurvivantAlbum soloArtiste principal

L’album « Du mal à s’confier » en 2002 marque un tournant dans la reconnaissance du collectif. Morad y brille particulièrement sur le titre éponyme et sur « Engrenage », où il livre une performance d’une rare intensité émotionnelle. L’album « Ni vu… ni connu » en 2009 contient des perles comme « Épingle du jeu », où Morad se distingue par son efficacité sur les refrains.

Son unique album solo « Le Survivant », sorti en 2012, constitue l’aboutissement de son parcours artistique. Ce projet de 15 titres révèle un artiste arrivé à maturité, capable de porter seul un album tout en conservant l’esprit collectif qui l’a toujours animé. Les collaborations avec Casey, Koma ou encore Mokless témoignent de sa capacité à fédérer autour de sa vision artistique.

L’héritage artistique et l’impact sur le rap français

L’influence de Morad sur la scène rap française dépasse largement le cadre de sa discographie. Avec la Scred Connexion, il a contribué à définir un rap authentique, imperméable aux modes et aux tendances commerciales. La devise du groupe « jamais dans la tendance, toujours dans la bonne direction » résume parfaitement cette philosophie artistique qui a inspiré toute une génération de rappeurs.

Cette approche trouve un écho particulier chez des personnalités comme Olivier Besancenot, qui confie en 2015 avoir été marqué par l’album « Du mal à s’confier » : « ils sont la fierté du 18e et ils sont l’incarnation du fait qu’on peut être dans la bonne direction et jamais dans la tendance ». Cette reconnaissance politique témoigne de la portée sociale des textes de Morad et de ses comparses.

Le collectif a participé à diverses actions de solidarité, notamment un concert à Lille et leur participation au Tropicalize Festival en 2015. Ces engagements illustrent la cohérence entre les textes et les actes, caractéristique fondamentale de l’héritage laissé par Morad. Son approche du rap, privilégiant la substance à la forme, continue d’influencer les nouvelles générations d’artistes qui cherchent à allier succès et authenticité.

La disparition d’une légende : novembre 2023

Le 19 novembre 2023, la nouvelle tombe comme un couperet : Morad s’éteint des suites d’une crise cardiaque à l’âge de 46 ans. L’annonce, relayée par la page Facebook officielle de la Scred Connexion, plonge la communauté hip-hop dans l’émotion : « Nous avons la grande tristesse de vous annoncer le décès de notre ami et frère de toujours Morad, paix à son âme, parti suite à une crise cardiaque ».

Les hommages se multiplient immédiatement, témoignant de l’impact profond de l’artiste sur ses pairs et son public. La FGO Barbara organise un concert hommage en octobre 2024, rassemblant la Scred Connexion et de nombreux artistes de la scène hip-hop. Tous les bénéfices sont reversés à l’association Les Enfants de la Goutte d’Or, perpétuant ainsi l’engagement social qui caractérisait Morad.

Sa disparition marque symboliquement la fin d’une époque pour le rap français authentique. Avec lui s’éteint une voix qui ne mentait jamais au micro, celle d’un rappeur capable de se regarder dans le miroir sans se mentir. La Scred Connexion, désormais réduite à un trio, perd l’un de ses membres les plus discrets mais aussi l’un des plus essentiels. L’héritage de Morad perdure à travers ses textes intemporels et cette forme de franchise sur disque qui n’avait que peu d’égales dans le paysage rap hexagonal.

Post Tags :

Partager :

Abonnez vous à notre newsletter